Parodiant Yves Lacoste, est-il possible
d’affirmer que la géographie ça sert d’abord à faire la paix ? Géographie et Anarchie,
le récent pavé de Philippe Pelletier*, sous l’aspect d’un herbier d’universitaire classant de multiples cueillettes, donne de la matière pour se défaire de préjugés militaristes.
Les chapitres sur « Reclus, le colonialisme
et les Juifs », écrits par Philippe avec ses amis Federico Ferretti et Philippe Malburet, apportent des éclairages bienvenus
sur les sabreurs et les pogroms.
Les grandes consciences Élisée Reclus (1830-1905), Pierre Kropotkine (1842-1921) et Léon Metchnikoff (1838-1888) sont appelées à la rescousse pour ouvrir
un chemin dans le chaos mondialiste.
La Nouvelle Géographie universelle,
œuvre majeure de Reclus (bercé toute
son enfance par le « Tu ne tueras point »
de son père pasteur), ne constitue-t-elle pas un essai passionnant pour « bâtir
une science qui doit servir en même temps
à l’émancipation de l’homme »
avec des moyens aussi beaux que le but
du désarmement total et immédiat ?
La rigueur d’une analyse pacifiste,
lisant poétiquement entre les lignes
comme nous l’a appris Maurice Laisant,
permet de ne pas se focaliser sur une valse des étiquettes (darwinisme, écologisme, néo-malthusianisme, végétarisme, nudisme, etc.).
PLUS écriture (graphein en grec) que discours (logos), la géographie organise la description de la terre.
« L’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir », écrit le réfractaire Reclus, guidé, sa vie durant, par son refus de tuer (excepté la parenthèse de quelques folles semaines pendant la Commune de Paris, où, avec son frère Élie, ils commettront le « péché » du port des armes !).
Autre slogan reclusien : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. » À l’évidence, le concept d’émancipation renvoie ici à l’union libre, à la mutualité économique, à la réciprocité illimitée, au don et à l’égalité fraternelle des obligations et charges.
Comme le souligne le philosophe Georges Palante (1862-1925) : « L’idée de l’incertitude de la science favorise, en un certain sens, l’individualisme. Car elle libère l’individu de la domination spirituelle de la science et diminue les prétentions de cette dernière à l’hégémonie sociale. »
Contrairement à la croyance de la vox populi, l’anarchisme ne récuse pas la loi en tant que nomos (code de conduite), mais le caractère extérieur et transcendant de la norme qui se prétend loi. Ainsi que le précise volontiers Thom Holterman (Hollande et Anarchie, à paraître aux éditions animées par Jean-Marc Raynaud), la force des choses fait qu’une société libertaire aura, elle aussi, ses lois !
L’affaire Dreyfus (1894-1906), comble du scandale ainsi que l’écrit Reclus dans L’Homme et la Terre, car ce « fut le procès non seulement de l’armée française, mais de toutes les armées de tous les temps et de tout pays, parce qu’il établit les conséquences fatales de l’autorité indiscutée, la cruauté, la sottise, l’esprit systématique de caprice et de mensonge, et, surtout, la subordination de tout sentiment de justice et d’honneur à l’esprit de corps. »
Le souci humain et politique de Reclus reste l’émancipation universelle. Il cherche à comprendre ce qui a pu séparer les civilisations, ce qui les unit, ce qui peut les unir encore davantage : les facteurs géophysiques ou biogéographiques se combinent avec les données politiques, sociales et culturelles.
Cette conception de la géographie ne peut que gêner des carriéristes, comme Paul Vidal de La Blache (1845-1918), qui sont laminés par l’approche reclusienne, trop historique, sociologique, anthropologique, globale, trop préoccupée de questions sociales subversives à toutes les échelles…
Graines d’anars
Déjà, Proudhon (La Guerre et la Paix, 1861) avait désintégré la théorie des « frontières naturelles » en démontrant qu’un cours d’eau ne constitue pas une barrière, mais un lien pour tous les habitants de son bassin. Reclus enfonce le clou et refuse de raisonner en termes d’entités quasi métaphysiques, tels les peuples. La nature formant un milieu changeant, la population un espace mouvant, les frontières sont donc des obstacles totalement artificiels. La liberté de circuler et d’habiter librement nie l’existence des sanglantes patries et les fumisteries des États. Les pointillés fictifs se sont imposés par la violence armée, la guerre, l’astuce de rois diviseurs et la couardise des habitants. Si « tout le monde cherche à augmenter son influence, à s’arrondir par des annexions : la conséquence est que tout le monde se sentant menacé, tout le monde est au port des armes. » (De la Justice…)
« Ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde. » (Les Malthusiens, 1848)
Pour les géographes anarchistes, logiquement hostiles à toute position strictement malthusienne (faux nez de la classe dirigeante pour éviter un partage égalitaire des richesses), l’occupation du milieu n’est pas fonction du nombre des humains, mais de la qualité de leur aménagement.
Bakounine considère le patriotisme comme une mauvaise, étroite et funeste habitude, puisqu’elle est la négation de l’égalité et de la solidarité humaines. La solution à la question sociale n’est réalisable que par l’abolition des frontières et des États.
En conséquence, Reclus ne reconnaît pas de patrie, « solidarité des crimes de nos ancêtres contre d’autres pays, ainsi que des iniquités dont nos gouvernements respectifs se rendirent coupables. Pour fonder une société nouvelle, il faut d’abord désavouer toute œuvre de sang. »
Le prétendu triomphe de la Civilisation sur la Barbarie, lors des conquêtes coloniales, souligne que les exploits valeureux ne sont que pillages et massacres, ce dont ne peuvent manquer de s’enorgueillir les concitoyens des voleurs et des meurtriers (lettre à Henry Seymour, 1er mars 1885).
Les primitifs ne sont pas ceux qui sont affublés de ce qualificatif : l’homme digne de sa mission assume sa part de responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante (article in La Revue des Deux Mondes, 1864).
Le socialisme des casernes et de la bureaucratie rouge prouve amplement l’impasse marxiste sur la géographie.
Pour Kropotkine, la source principale de morale, c’est l’instinct social des humains, qui entraîne sympathie, solidarité, entraide, sentiment de justice, générosité, abnégation. L’individu se trouve d’emblée dans la société : il doit penser avec elle sous peine de végéter ou de s’isoler. Post-darwiniste, il lance un appel à détruire les bidonvilles, à améliorer l’habitat, à supprimer la promiscuité, à paver les routes et à apporter l’eau potable.
« Conquêtes ? »
Après son premier voyage chez les Kabyles (1884), Élisée Reclus, anticolonialiste au sens actuel du mot, souhaite qu’ils puissent civiliser leurs envahisseurs. Il démissionne de la Société protectrice des Indigènes, car « tous y voient une mauvaise queue de l’Empire ; tous lui reprochent de prendre pour agents indigènes les pires des oppresseurs, tous ont trois bêtes noires : le militaire, le jésuite et le protecteur. Peste ! Me suis-je dit, me voilà en bonne compagnie. »
Les Indigènes ont le droit de mettre les Français à la porte. « La nation a durement payé pour tous ces crimes. De même, elle a payé pour ses triomphes en Algérie, lorsque de brillants officiers, habitués au massacre d’Arabes et de Kabyles, revenus à Paris pour exécuter d’autres sauvages, balayaient les faubourgs de leur artillerie ainsi qu’ils avaient balayé les pauvres « brodji » des Arabes. La France paiera de même pour le Tonkin et pour Formose. Le reflux de l’histoire amènera le châtiment des fautes commises. » (Reclus, 1888).
Les colonies utopiques réussies, telle celle du gendre de Reclus, l’architecte et ingénieur Paul Régnier, de sa fille Magali et de son neveu André, près des gorges de l’oued Tarzout (vers Mostaganem) font l’objet de nombreux éloges. Mais Élisée reste sur sa réserve : « Les anarchistes se créeront-ils des Icaries en dehors du monde bourgeois ? Je ne le pense ni ne le désire. Ce n’est pas la petite chapelle des compagnons qui nous intéresse, c’est le monde entier. » (lettre, 4 mai 1884).
En 1848, la République du Liberia est fondée par d’anciens esclaves des États-Unis. Ce retour en Afrique suscite alors de nombreux espoirs.
Reclus déteste particulièrement son contemporain, le soi-disant explorateur Henry Stanley (1841-1904), qu’il estime complice des marchands d’esclaves, car accompagné par les 700 criminels de l’esclavagiste Tippo-Tip. Il plaint les prolétaires belges, « si, jamais, un général couvert de gloire au Congo les fait sabrer et fusiller dans les rues de Mons ou de Bruxelles ! Nous nous rappelons les illustres officiers d’Afrique encourageant leurs soldats au meurtre dans les rues de Paris : Piquez le Bédouin ! »
Anti-impérialiste précurseur, en s’inspirant de l’apparition de la kleptomanie en lieu et place du vol par des bourgeois, il invente une maladie spéciale, la « soudanite ». Elle se manifesterait spécialement chez les officiers et leur ferait commettre des actes abominables et sans cause apparente. Cela explique qu’ils soient absous par les conseils de guerre ou par une partie de l’opinion publique. Grâce à une légère distance, renversant la perspective, il démontre qu’exercer un pouvoir absolu sur des humains en toute impunité, c’est devenir un scélérat.
Élisée Reclus est qualifié de premier géographe des diasporas par Michel Bruneau (colloque, Lyon, 2005). Il publie les premières cartes des pogroms dont étaient victimes les Juifs en Russie. Il lutte conte les antisémites au nom du principe selon lequel les exploités doivent d’abord combattre leurs exploiteurs, hors de toute considération de religion, d’ethnie, de couleur de peau.
Grâce aux contributions de son ami Metchnikoff, il a apporté une autre vision de l’Extrême-Orient. Au Japon, pays d’abondance et d’excellents jardiniers, la formation de l’anarchisme ne se fera qu’au début du xxe siècle, à partir des premières luttes ouvrières, des contacts avec les mouvements européens et les IWW américains. Sans sombrer dans l’orientalisme, il admire la résistance, les vertus psychologiques et morales des Japonais qui reposeraient sur une conscience intérieure d’où n’est jamais absent le regard de l’autre. S’inquiétant de la montée du militarisme nippon, il prédit l’issue de la guerre entre les empires russe et japonais (1904-1905).
Prophète également en matière d’urbanisme, Reclus indique que la croissance et la qualité de vie de telle ou telle ville dépendent des conditions géographiques du site, du pays, du développement général de la société et de l’économie, des choix politiques et administratifs. La sociabilité humaine, les échanges de biens, la sécurité psychologique et sociale restent premiers. Il prône l’interpénétration de la ville et de la campagne afin d’atténuer la concentration urbaine.
Adepte pragmatique de la communauté des anarchistes, des insurgés et des insoumis, il ne s’en laisse pas conter par les contradictions et les tensions inhérentes à la société. Comme le rappelait l’ami Kropotkine, il est déjà difficile de côtoyer au quotidien des personnes avec lesquelles on ne s’entend pas forcément, quelle que soit sa position sociale. Il le sera tout autant pour des expériences de communautés libertaires et affinitaires. En agissant comme on l’entend et selon sa conscience, mieux vaut ne pas tenter le diable de l’échec dans des projets sociaux peu durables.
Libres de nos orientations spatiales grâce au quadrillage géographique, à nous de repérer les synthèses ou formes sociétaires garantissant le plus grand dénominateur commun de bonheurs, de savoirs et de vitalités.
René Burget