Cette fois, c’est bon, nos contemporains commencent à comprendre que les guerres se traduisent par une augmentation de la mortalité. C’est à propos de l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, qui se déroula le 2 décembre 1805, que cette prise de conscience a eu lieu. Il n’y a donc pas à désespérer : il faut deux siècles pour commencer à entrevoir que les conflits armés, s’ils produisent des héros, sont aussi responsables d’une certaine inflation de cadavres.
Pourtant, la télévision et le cinéma nous montrent quotidiennement d’innombrables images de guerres, un peu partout dans le monde, et il me semble que le public devrait avoir compris depuis longtemps.
Eh bien non ! le public a la tête dure !
Revenons donc à Austerlitz. Je me permets de rappeler que, dans un modeste ouvrage, préfacé par Raymond Rageau, j’avais, sous le pseudonyme de Guimou de la Tronche, consacré deux pages à cette superbe empoignade que Marcel Duchamp avait immortalisée par cette admirable formule : la bagarre d’Austerlitz. Ce livre s’intitulait « Y a plus de cons » et se terminait sur la fameuse phrase de Napoléon : « Un homme comme moi ne regarde pas à un million de morts ». Ce chiffre a été rappelé par une partie de la presse nationale, qui a mis, comme on dit, un bémol, à l’enthousiasme des thuriféraires du très petit caporal, qui demeure un des plus grands assassins de l’histoire. On a pu le comparer à Hitler, et je ne trouve rien de choquant dans ce parallèle, même si son score final demeure très inférieur.
Seulement voilà, des assassins patentés, honorés, portés aux nues, il y en a beaucoup d’autres, et, quitte à déplaire aux bons français patriotes, je crois qu’il ne faut pas craindre de les accuser nommément. On m’excusera de ne pas utiliser pour une fois, le registre de l’humour, mais de temps en temps, l’indignation doit s’exprimer. Et je voudrais dire, en cette période de déculturation sans précédent, que, peut-être, il serait bon que l’on en revienne à la lecture des grands auteurs ! Les artistes, les écrivains spécialement, sont infiniment plus utiles à un pays que les tueurs assermentés qui sont à la tête d’un état, et que l’on nous montre trop souvent sous un jour débonnaire.
Il ne faut donc pas craindre de citer Maupassant : « Les hommes de guerre sont les fléaux du monde ». Cavanna aimait à rappeler cette phrase merveilleuse. Maupassant revient à la mode. Je ne peux que m’en réjouir. Et, à ce sujet, que l’on fasse lire, dans les écoles, la première page de « Boule de Suif ». En voici un extrait :
... « Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : les Vengeurs de la Défaite, les Citoyens de la Tombe, les Partageurs de la Mort, passaient à leur tour, avec des airs de bandits »...
Voici une excellente dictée, très traditionnelle, et c’est autre chose que les minables élucubrations de ce pauvre ( ?) Bernard Pivot, inventant des « textes » ridicules, dépourvus de sens et ne présentant que des curiosités orthographiques ! La dictée d’un texte littéraire est un exercice lumineux, salvateur, éminemment éducatif. Ainsi, la déculturation mise en place en France depuis plusieurs dizaines d’années, aboutit à cette décadence ahurissante, à cette déshumanisation qui fait des citoyens sourds, aveugles et muets, des abrutis.
Et pourtant, la littérature est jalonnée de véritables chefs d’œuvres antimilitaristes ! « Candide », par exemple de Voltaire : « Rien n’était si beau, si leste, si brillant, que les deux armées ». Ainsi commence, sur ce mode guilleret et faussement admiratif, la description d’une bataille. On sait qu’elle se termine sur un ton beaucoup plus grave quand Voltaire énumère les « bras et les jambes coupés », dans ce qu’il appelle une « boucherie héroïque ». Boucherie ? C’est le prodigieux effet de style que l’on retrouve dans « Voyage au bout de la nuit », de LF Céline. Après le récit du massacre, qui présente les combattants comme des sauvages acharnés à goûter avec délectation au plaisir de voir le sang d’un homme décapité « mijoter comme de la confiture dans une marmite », Céline conclut provisoirement par cette admirable ligne : « Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble ». Et deux pages plus loin, la description de la distribution de viande, reprend en contrepoint le même thème, le goût, l’appétit de l’homme pour le découpage sanglant de l’être vivant, être humain et animal confondus. Ces quelques pages ne peuvent pas ne pas écoeurer définitivement n’importe quel esprit doué d’un minimum d’humanité.
Dans le registre de l’horreur, chacun connaît le « Feu « de Barbusse. Pour l’humour noir, « les Fourmis » de Boris Vian. J’ai la certitude, pour avoir étudié ces textes (et bien d’autres !) avec des jeunes, candidats au Bac, que la littérature antimilitariste a toujours un impact prodigieux, qui se prolonge bien au-delà d’un travail scolaire.
Je comprends mal pourquoi ces textes admirables n’entrent pas systématiquement dans les programmes des lycées. Le succès en est assuré auprès d’un public jeune. Car les textes ont un impact plus raisonné que les images. Les images guerrières ravivent très facilement des pulsions de violence archaïques.
La reconstitution historique d’Austerlitz est vécue comme une partie de plaisir. Le massacre est devenu un bon moment de détente au grand air.
Et puisqu’on est parti dans les commémorations, est-on si certain que le Mémorial d’Arromanches, celui de Caen ou de Péronne, jouent le rôle pacifiste qu’on leur prête généralement ? Il me semble que les visiteurs de ces lieux, reconstitués avec un souci de propreté qui est déjà, en lui-même, un affreux mensonge, sont animés d’une compassion quelque peu suspecte pour le matériel et les combattants eux-mêmes...
Rolland Hénault