Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent. Et pourtant ils s’excitent. Et pourtant ils exercent, et pourtant, ils exècrent ; et pourtant ils exhortent… à la haine, à la chaîne, à la géhenne, à la… À LA…
Y’en a pas un sur cent, y’en a des mille et des cents, y’en a des cent pour cent, sang pur-sang, qu’un pur hasard a fait naître ici ou ailleurs, assis en tailleur, ou assez orpailleur, dans la paille ou la ripaille, sans choix ni loi, et, selon que ceux-là sont puissants ou misérables, puits sans fonds ou mis en rade, leur vie, leur destin, leurs festins, leurs instincts, sont plus ou moins tracés. Plus ou moins racés. On leur met un drapeau dans la tête, avant d’avoir le sein en bouche ; on leur bourre le crâne, et le mou, avant d’avoir la tête bien dure, la tête bien faite, la tête à même de juger, d’évaluer, de réfléchir, de penser, de choisir… On les nationalise avant qu’ils ne puissent s’affirmer en tant qu’individus, en tant qu’êtres humains, frères humains, en tant que citoyens d’un monde immense.
Y’en a pas un sur cent. Y’en a pas un sursis, y’en a pas un sursaut.
Au fait, 2016, on fête, on commémore, on fait comme les morts, on rejoue, on rejoug, on en joue, en joie, ensemble, enfants de la patrie, on remet une couche de sankimpur. On prend, pas les mêmes, ils sont plus là, mais d’autres, d’autre identiques, d’autres identifiés comme ; on prend les mômes et on recommence. Et si c’était à refaire, ils sont prêts : en avant marche, prêts partez, ils referaient le chemin.
Commémorons !
2016, c’est aussi, à part le centenaire de Verdun, le centenaire de la Marne, le centenaire de la boucherie, c’est aussi le centenaire de la naissance de Léo Ferré. Pas un sur cent, je te dis. Pas un sur cent qui se souvient ; aujourd’hui, on chante une autre révolution, un autre rêve, une autre évolution, une autre solution : on embrasse un flic, on en fait une chanson ; Rémi, avec son prénom musical, a connu une autre chanson ; pas eu le temps ni le loisir d’embrasser un flic ; les flics en brassent, par centaines, des Taser, des grenades et s’attaquent aux gamins pleins de vie, pleins d’espérance, pleins d’idéal. Ça dérange, l’idéal. Les chanteurs, les poètes, ne sont plus maudits ; les mots dits ne sont plus subversifs, ni couillosifs. Aujourd’hui, on biolayse, on miosseche, on bredouille, on murmure, on mutique, on n’a plus grand-chose à dire, le pouvoir a les mains libres, et ses certitudes velléitaires, élitaires, militaires, terre à taire, fabriquent plus que jamais les servitudes volontaires.
Reviens, Léo, reviens !
Le Discours sur la servitude volontaire, c’est pas en 2016, c’est pas en 1916, c’est en 76. Ah oui, y’a quarante ans ? Mais non, ignorant : 1576. C’est en 1576 que Montaigne fait connaître ce texte, écrit près de trente ans plus tôt par un môme de 18 ans, décédé depuis : Étienne de La Boétie. Les mômes de 18 ans aujourd’hui, enfin pas tous, s’en vont faire le guignol, le djihad, le caïd, le chaos, comme d’autres le GI ou le facho dans les rangs enflammés de nostalgiques d’Adolfrancolini, c’est pareil mon vieux, c’est pareil. À chaque saison, ses fruits ; à chaque légion, ses sectes.
Patience. Patiencia. Les mutineries, c’est en 17.
Sauf que les mutins d’aujourd’hui, c’est pas derrière Ferré qu’ils marchent, comme en 68, « en avril 1968, Lochu tu t’en souviens, la mer, on s’en foutait, on était trois copains venus de mille nuits, et puis ce chien perdu tout prêt à s’suicider… » Les mutins d’aujourd’hui, de 2017, ce ne sont pas ceux de 1917, qui fraternisaient devant les tranchées. Aujourd’hui, c’est plus les tranchées, c’est l’étranger qu’on vise, pas pour fraterniser, pas pour créer une internationale, pas pour créer un monde sans frontières, mais pour les renforcer, et pour hurler, beugler, brailler des slogans qu’on aurait pu croire oubliés. Nie Wieder Krieg. Plus jamais ça. Tu parles !
2016, c’est encore un autre anniversaire, un autre centenaire : celui de la théorie d’Einstein sur la relativité générale. L’espace-temps est tellement relatif qu’en peu de temps l’espace occupé naguère par les précurseurs, les pionniers d’un monde humain, sans frontières, sans guerre, a cédé la place à des pensées d’un autre temps où les frontières, entre pays comme à l’intérieur de chaque citoyen, occupent tout l’espace. Tirons la langue bien pendue à tous ces empêcheurs de paix qui se trump de combat. Reviens Albert, reviens !
On ne saurait évoquer l’année 1916 sans parler de Dada, né en février au cabaret Voltaire, enfanté par Tzara, Arp, Ball, Huelsenbeck, Haussman (UP no 527) La chanson d’un dadaïste qui avait dada au cœur aurait besoin aujourd’hui de voir naître d’autres couplets. Le monde marche sur la tête, nous vivons une époque épique, la réalité dépasse le surréalisme. Reviens Marcel, reviens ! Non, Je parle de Marcel Duchamp, bien sûr. Parce qu’il y a un autre Marcel né en cette même année 1916, beaucoup plus néfaste, mais je ne le citerai pas, les poubelles de l’Histoire le reconnaîtront… Bigeard, vous avez dit bigeard, comme c’est bigeard…
Si l’on remonte un peu plus loin, cent ans avant coquin de sort, c’est le radeau de la Méduse, le naufrage. Combien de naufragés aujourd’hui nous laissent médusés. « Combien d’êtres humains frissonnent à cette heure/sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure/devant l’escarpement hideux de l’infini… » Tais-toi Victor, Les Misérables ont fait des petits, Madame la Misère n’en a pas fini de radeauter …
Un peu plus loin encore, en 1616, mourait le grand Shakespeare, loin du bruit et des Führers d’aujourd’hui. Notre époque fournit bien des scénarios aux dramaturges de demain. Reviens William, reviens !
Le Car Provisoire