Jean de la Fontaine écrivait dans les Animaux malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
S’il vivait de nos jours, le poète aurait sans doute intitulé son poème « Les Hommes malades du capitalisme », cette peste moderne, en dénonçant de la même manière une justice au service des puissants. La justice est une des fonctions régaliennes de l’État. Au service exclusif de celui-ci, elle ne peut donc « être juste » et c’est bien pour cela que les libertaires l’ont définitivement condamnée depuis longtemps. Croire que l’État puisse être au service des citoyens est totalement irrationnel ; c’est comme penser que le patronat a pour objectif le bien-être des travailleurs, supposer que des industriels de l’agroalimentaire ou de laboratoires pharmaceutiques ont pour souci la santé des consommateurs. Par définition, la société capitaliste est à l’opposé de tous principes et valeurs de bien-être pour l’humanité.
Légitime défense et délire militaro-sécuritaire
Et voici que, curieusement, la justice est remise en cause aujourd’hui par une autre force régalienne, la police. Les nombreuses manifestations de policiers en octobre et en novembre, à travers la France, accusent les juges d’être trop laxistes et vont jusqu’à revendiquer l’élargissement de la notion de « légitime défense ». Au point, comme aux États-Unis, d’aller vers un « la police tire et discute ensuite » ?
Encore une fois, tout cela est cohérent à la vue du délire militaro-sécuritaire qui se développe depuis quelques années : le bellicisme des politiciens de droite comme de gauche n’est plus à démontrer avec une armée française présente sur tous les fronts, soit par les armes qu’elle vend, soit par les hommes qu’elle envoie, soit par les deux à fois. Rapporté au nombre d’habitants, la France est devenue depuis peu le premier pays exportateur d’engins de mort au monde ! Et ils ne sont pas nombreux ceux qui s’offusquent de cette réalité ! Où est le temps des manifestations contre la guerre, des « Pas en notre nom » ? Afficher son pacifisme, son antimilitarisme sera-t-il bientôt considéré comme un crime menant directement à la prison sans d’ailleurs passer par la case tribunal, cette étape étant devenue inutile ?
Cette volonté de contrôle de la « justice » accompagnée du développement des forces de répression que sont
l’« armée » et la « police » prend un essor considérable depuis l’attentat de Charlie Hebdo, en 2015. Et si l’arsenal militaro-policier n’a empêché aucun des attentats qui ont suivi, il a su, par contre, criminaliser de plus en plus les mouvements sociaux, syndicalistes, étudiants, etc.
C’est la mission de l’État socialiste d’aujourd’hui qui ne fait que poursuivre les objectifs des États de droite qui l’ont précédé : il s’agit d’appliquer les directives d’un capitalisme mondial à l’agonie. Face aux révoltes légitimes, à la radicalisation des luttes, à la possible insurrection à venir, obéir aux ordres du capitalisme passe nécessairement par le renforcement des forces de répression. C’est bien ce qui explique le développement actuel des réserves militaires comme policières, des organisations dites citoyennes, le tout labellisé « garde nationale ». Tout cela ne peut fonctionner qu’en s’appuyant sur le « désir de soumission » du plus grand nombre, en montrant aux faibles qu’ils peuvent participer à leur propre servitude. Rassurons-nous, les périodes de crises ont toujours montré que, devant la barbarie, il se trouvait plus d’hommes à accepter de devenir des « Oberkapos » qu’à entrer en résistance, fût-elle non-violente ! De ce point de vue, on peut dire que « le silence des pantoufles explique et légitime les bruits de bottes ». En d’autres temps, un certain Étienne de la Boétie a dit la même chose. C’est donc parmi les victimes du système que l’État va rechercher les relais nécessaires pour la mise en place de ses objectifs au service du capitalisme. C’est tout le sens de l’apparition des réserves constituant la garde nationale.
De la garde nationale…
Les « voisins vigilants » n’étaient que les prémices, les hors-d’œuvre dans la mise en place de la gigantesque toile d’araignée militaro-sécuritaire et la création récente d’un fichier concernant 60 millions de Français ne sont qu’une des facettes.
Il y a tout d’abord des réserves existantes et qui se développent à grande vitesse :
– Une « réserve opérationnelle » ayant pour but d’être utile sur le terrain en intervenant auprès ou en remplacement des forces de l’ordre et des militaires. Ces forces réservistes issues de la société civile ou de l’armée ont une formation de cinq à dix jours par an, voire treize jours si elles sont amenées à remplir des missions en armes au sein de la population. Trois jours semblent donc suffire pour savoir quand, comment et pourquoi abattre un homme !
Plus de 300 réservistes ont été ainsi engagés par l’armée dans l’« Opération sentinelle » déployée après les attentats de janvier 2015. Au total, l’armée compte ainsi 28 000 réservistes et la gendarmerie également 28 000. Soit un total de 56 000 réservistes dits de premier niveau, qui ont signé un contrat d’« engagement à servir dans la réserve » (ESR). Nous voilà rassurés d’autant que le gouvernement actuel veut porter à 80 000 le nombre des volontaires dans ces deux institutions.
– S’ajoute à cet effectif de 56 000 volontaires une réserve dite de deuxième niveau, celle des 118 000 anciens militaires d’active soumis à l’obligation de servir durant les cinq années qui suivent leur départ de l’armée. Les anciens d’Algérie étant trop vieux, je suppose que le ministère doit piocher dans les anciens du Moyen Orient, du Mali ou de Centre Afrique. Protégez vos enfants, certains de ces militaires sont friands de gâterie ! Tu seras réserviste mon fils !
Nous voilà donc hyperprotégés avec un vivier de 174 000 volontaires mobilisables à tout moment en cas de nécessité et auquel il faut encore ajouter une « réserve citoyenne de l’armée » forte de plus de 4 000 femmes et hommes volontaires bénévoles, de ceux qui, comme le disait Coluche, sont « entrés dans la police parce qu’on ne voulait pas d’eux aux PTT » ! (humour)
Petite réjouissance : malgré le projet de dispositif législatif (déjà utilisé en Australie et au Canada) amenant à indemniser les employeurs pour remplacer les volontaires salariés, nombre d’employeurs pêchent par non-patriotisme en faisant la sourde oreille. Mauvais Français ! De plus, quelques syndicats (peu, rassurons-nous), jouent les trouble-fête en arguant du fait que tous ces réservistes volontaires constituent un frein à l’embauche de personnels supplémentaires titulaires, voire de contractuels. Au passage, notons qu’il s’agit pour ces dignes représentants de la classe ouvrière de militer pour un vrai service public de la répression et non contre la militarisation de la société. C’est la défense du statut quelle que soit la fonction ! Vous avez dit « collaboration de classe » ?
Après cet inventaire des forces militaires censées nous protéger, on peut se demander : « Mais que fait la police ? » Là aussi, rassurons-nous car si, actuellement, il n’y a que 3 000 réservistes, ex-policiers pour la plupart, l’État se fait fort de quadrupler ce chiffre pour arriver sous peu, avec ceux présentés ci-dessus, à un total de plus de 200 000 réservistes, autant d’hommes et de femmes issus en particulier de la société civile et « mobilisables sur les terrains désignés sensibles par le gouvernement ». À votre avis, sur quels terrains ? Pour ma part, je pense qu’on a toutes les chances de les voir aux abords et à l’assaut des usines occupées, face aux manifestations diverses, surtout si un peu de radicalisation de la part des travailleurs change des « tours de manège » auxquels voudraient nous habituer certains syndicats.
… au mercenariat milicien
C’est ce vivier de plus de 200 000 personnes qui est appelé la « garde nationale », justifiée par la lutte antiterroriste, donc pour notre sécurité, messieurs, mesdames ! Ne cherchez surtout pas un rapport avec la Garde nationale, celle du temps de la Commune de Paris qui devenue, milice populaire et républicaine, appuya les communards dans la lutte contre les versaillais. Toutes ces forces répressives se complètent enfin d’une sous-branche, les « réservistes locaux à la jeunesse et à la citoyenneté » (RLJC), créés il y a une dizaine d’années, chargés de recrutement auprès des jeunes de quartiers sensibles. Les effectifs ont quadruplé en dix ans. Voilà enfin une perspective pour mettre fin au chômage et à la drogue dans les cités. Imaginez ces réservistes rencontrant des jeunes délinquants dans le quartier dont ils sont issus eux-mêmes : « Engage-toi mon frère et tu pourras légitimement porter une arme et un peu de shit ! Là, t’es has been mon frère avec ton flingue, t’faut une autorisation pour tirer, t’as pas l’uniforme mec ! » Mais les armées, les polices ne sont-elles pas simplement des institutions donnant la légitimité au premier tueur venu ? De ce fait, sachant la haine née de la précarité, de la misère, gageons qu’ils seront nombreux et efficaces les prochains volontaires des quartiers dits défavorisés ! Pour certains, cela va être la grande revanche ! Les attentats sont arrivés à point nommé pour que se mette en place, dans l’indifférence quasi générale, un dispositif sécuritaire délirant dans lequel, j’allais oublier, il faut rajouter le développement actuel exponentiel des sociétés militaires privées de sécurité en passe d’obtenir des « accords de coopération pour œuvrer en liaison avec les forces de sécurité publique nationale et municipale », en particulier pour la protection d’événements festifs. Vous avez bien lu, des forces privées aux côtés des forces publiques : cela ressemble fort au mercenariat utilisé déjà dans l’armée américaine. Il faudrait, enfin, comptabiliser les dizaines de milliers de vigiles manifestant également pour le port d’armes sur leurs lieux de travail. Tu seras vigile mon fils !
Pour tous ceux qui s’inquiètent de cette situation, la jugeant anxiogène pour eux, leurs familles et surtout pour leurs enfants, rassurons-nous. L’école les prépare déjà depuis quelques années à une éducation patriotique et sécuritaire. Les enfants vont pouvoir très vite se rendre sans crainte dans les lieux festifs, sans angoisse particulière car formatés pour avoir le « bon réflexe », pour apprendre à repérer le déviant, à dénoncer le sans-papiers. Il existe déjà dans les écoles tout un dispositif de militarisation fixé par le ministère de l’Éducation dans une circulaire du 8 décembre 2015 sous le titre « Mise en œuvre du programme des cadets (tes) de la sécurité civile au sein des établissements scolaires ». Hansi Brémond1 analyse cette circulaire : « L’objectif est de créer des groupes d’élèves capables d’assurer la sécurité du collège. Le texte pose clairement l’objectif sécuritaire : “Il y a aujourd’hui de la part des citoyens une grande exigence en termes de sécurité qui est légitime tant les risques et menaces sont multiples et variés…” »
Il y en aura toujours qui vont parler d’embrigadement, de moyen de compenser les terribles besoins des écoles, mais, quand même, quelle émotion quand, de retour de sa 6e B, votre gamine vous embrasse en chantant la Marseillaise (apprise le matin durant le cours de maths) et vous annonce fièrement qu’elle fait partie des « cadets » de son collège, chargés de répondre aux situations de crise. Comme le mot « garde nationale », le choix du mot « cadet » est révélateur d’une utilisation frauduleuse et manipulatrice. Le terme « cadet » renvoie, comme le précise Hansi Brémond, à des grades militaires, à des organisations de jeunesse militaires ou paramilitaires. Alors, vous voilà rassurés ? Il semble qu’il n’y ait plus un espace sans caméras, sans policiers, vigiles, réservistes citoyens, voisins vigilants etc. C’est beau la citoyenneté ! Bientôt une « Grande Peur et Misère du IIIe Reich » à la mode franchouillarde ! Nous voilà revenus au « Maréchal, nous voilà ! » entonné en chœur comme un appel intense au respect des valeurs de la République, à la citoyenneté et tant qu’on y est, à la laïcité, vous savez ce concept instituant le « saint respect » dû aux religions.
Bientôt, les milices des élèves contrôlant, dénonçant et réprimant leurs camarades, Bientôt, ces mêmes enfants devenus adultes travaillant comme flic, gendarme, membre d’une milice paramilitaire, d’une société privée de sécurité etc. Qui a dit que le chômage était une fatalité ? Tous ces jeunes nouveaux patriotes volontaires vont, de plus, en guise de remerciements par l’État :
– Pouvoir obtenir une participation financière au financement de leur permis de conduire.
– Bénéficier d’une participation aux frais de scolarité.
– Avoir une prime de fidélité et une valorisation des compétences acquises.
Un dernier mot : le patronat est ravi, les entreprises facilitant l’engagement des salariés vont obtenir des réductions d’impôts ! En ont-ils encore à payer ?
Tu seras un réserviste mon fils ! Ce siècle est bien parti pour être celui de la barbarie !
Michel Di Nocera