Au cours de mon catalogage hebdomadaire à l’Observatoire des armements (www. obsarm.org) qui est aussi un Centre de documentation, j’ai découvert un ouvrage intitulé : « Conscription et conscience » d’après le livre de John W. Graham, sous-titré : « Contribution à l’histoire de la guerre de 1914-1918 ». À partir de ce livre, je relève quelques exemples de refus de cette guerre, aussi bien dans les pays anglo-saxons qu’américains, mais aussi ce qui s’est passé en France pendant cette période.
Daté de 1935, l’ouvrage concerne l’histoire des objecteurs de conscience pendant la Grande Guerre surtout au Royaume-Uni. En effet, dans la plupart des pays belligérants entre 1914 et 1918, les objecteurs furent sans doute peu nombreux, néanmoins ils existent. Surtout, ils eurent contre eux la quasi-unanimité de l’opinion et notamment « l’union sacrée » des plus hautes autorités intellectuelles, morales et spirituelles de l’époque. De ce fait, il n’a jamais été très facile de savoir le nombre exact d’objecteurs de conscience pendant ce conflit et le sort de ces réfractaires courageux pour motifs de conscience. Il se trouve toutefois qu’en Angleterre le nombre des objecteurs a été non négligeable au cours de 1914-1918.
Le livre de John W. Graham, « Conscription and Conscience », fournit à cet égard une documentation de première valeur sur les réfractaires du Royaume-Uni. Fin 1915, plongé depuis près de deux ans dans une guerre sanglante et meurtrière, ce pays, où le service militaire n’existe pas, a réussi à mobiliser 2,5 millions d’hommes. Mais au fil des mois, les recrutements se font de plus en plus difficiles. En début d’année 1916, le Parlement se voit contraint d’instaurer la conscription pour les hommes non mariés âgés de 18 à 41 ans. Cette loi appelé le « Military Service Act » prévoit cependant une exemption pour ceux qui, au nom de certaines valeurs, refusent d’endosser l’uniforme et de porter une arme. Ils sont ainsi appelés « objecteurs de conscience ». D’ailleurs, le Royaume-Uni est l’une des toutes premières nations dotées d’une armée conséquente à les reconnaître. Un chercheur de l’Université de Leeds, Cyril Pearce, y a recensé près de 18 000 objecteurs durant la Première Guerre mondiale.
Il faut noter aussi que le seul grand mouvement d’objection de conscience qui puisse être comparé à celui des Britaniques est celui des réfractaires américains. Ainsi, lorsque l’immatriculation de tous les hommes capables de prendre les armes fut votée par le Parlement américain en juin 1917, un grand nombre, tout en se laissant immatriculer, déclarèrent qu’ils étaient objecteurs. D’après les données du ministère de la Guerre des États-Unis de l’époque, 65 000 d’entre eux demandèrent à être classés comme non-combattants. Sur ce nombre, plus de 20 000 furent amenés par la suite à servir. La plupart des autres l’auraient été également sans doute si la guerre avait duré plus longtemps. Certes, cette première réaction d’un grand nombre d’hommes est quand même le signe d’une résistance qui mérite d’être signalée. Par ailleurs, d’après les statistiques militaires américaines, sont comptabilisés 4 000 réfractaires pour raison de conscience. Ils appartenaient en général à des communautés religieuses, mennonite, quaker, amish ou autres. Les réfractaires invoquant des motifs religieux – les plus nombreux – furent, en règle générale, libérés plus rapidement dans les années 1919 et 1920 que ceux qui invoquaient d’autres motifs. Les autres réfractaires (3 500 environ) acceptèrent un service non combattant ou un service « substitutif » (terme utilisé à cette époque).
Il existe un passage en Appendice sur l’objection de conscience dans divers pays concernés par le conflit et, en particulier, tout un chapitre sur la France. Naturellement, ce livre ne s’intéresse pas spécialement aux cas des « fusillés pour l’exemple » car ce n’était pas le sujet mais plutôt aux individus qui ont refusé de porter l’uniforme et les armes avant d’être incorporés dans un régiment. Je me permets d’insister sur cette partie de l’histoire pas toujours connue ou peu abordée. Malgré la rareté des documents, l’auteur affirme qu’il y a eu en France des objecteurs de conscience, quelques dizaines probablement. Il y a eu de nombreux insoumis, qui parfois furent fusillés. Les hommes qui se refusèrent à porter les armes sont en majorité des anarchistes et des libertaires ; quelques-uns proviennent des milieux chrétiens, souvent moins nombreux que dans d’autres pays où la religion tenait une place plus dominante. D’après l’auteur, il n’y a eu aucun cas d’objecteur fusillé. Les peines furent diverses, prison ou travaux forcés. Cependant, il semble que les autorités aient plutôt cherché à éluder la question, soit en condamnant pour d’autres motifs que le principal, soit en réformant, d’où les difficultés pour savoir le nombre exact. L’ouvrage nous donne quelques exemples significatifs, dont naturellement Louis Lecoin, mais d’autres moins célèbres, toujours pas retenus dans les manuels d’histoire.
Bien sûr, vous connaissez toutes et tous le comportement exemplaire de Louis Lecoin face à la guerre, mais rappelons rapidement les faits de cette époque de sa vie. Déjà, avant la guerre, il avait manifesté ses convictions antimilitaristes et anarchistes. C’est ainsi que Louis Lecoin fut déjà condamné avant le début du conflit. En octobre 1912, une quarantaine de jeunes militants libertaires refuse publiquement la conscription. Louis Lecoin est arrêté ainsi que Louis Ruff, tous deux membres de la Fédération communiste anarchiste. Tous les deux assument les poursuites judiciaires et le 14 novembre 1912, Louis Lecoin prononce de surcroît un discours appelant au sabotage de la mobilisation dans un meeting. Il est condamné le 19 décembre 1912 à 5 ans de prison pour « provocation au meurtre, à l’incendie et au pillage ». Libéré en novembre 1916, il reçoit son ordre de mobilisation immédiate pour Bourges dans une section disciplinaire de l’armée. Insoumis, il ne se cache pas. Il publie même avec Claude Content et Pierre Ruff, un manifeste du « Libertaire » intitulé « Exigeons la paix ». Il distribue seul ce tract à Belleville le 11 décembre, ce qui entraîne immédiatement son arrestation puis celle de ses deux camarades. Tous trois comparaissent le 5 mars 1917 devant le Tribunal correctionnel pour « propos alarmistes ». Ils sont condamnés, Louis Lecoin et Pierre Ruff, à un an de prison et 1 000 francs d’amende. Claude Content à 6 mois de prison et 500 francs d’amende. En outre, Louis Lecoin explique son attitude dans une lettre au Gouverneur militaire de Paris : « Je pense fermement qu’un homme peut et doit refuser à en assassiner d’autres. La guerre fomentée par le capitalisme mondial est le pire des forfaits perpétrés à l’égard des classes laborieuses. Je proteste contre elle en n’obéissant pas à mon ordre de mobilisation. » Il est traduit en Conseil de guerre pour insoumission, puis est condamné à 6 ans et 6 mois de prison. Il sera cependant libéré en novembre 1920.
Pour les autres, un peu moins connus, il me semble important de raconter quelques parcours significatifs. Tout d’abord, l’ouvrage cite Eugène Bévent, déjà insoumis avant la guerre, il est arrêté en 1916 en Angleterre et remis aux autorités militaires françaises. Il est condamné à 5 ans de travaux publics [forcés]. Il réussit à s’enfuir et à rejoindre à Paris un groupe d’antimilitaristes. Arrêté à nouveau, il comparait à Grenoble devant le Conseil de guerre, qui le condamne à 18 mois de prison : « J’ai été élevé selon la doctrine du Christ, dit-il à ses juges, j’ai appris à respecter la vie et le bien d’autrui. Les lectures que j’ai faites plus tard sur la question sociale m’ont appris que l’armée a été de tout temps au service d’une caste contre l’ensemble. »
Gaston Rolland, tout à la fois inculpé d’insoumission et accusé d’avoir donné asile à des déserteurs, est de la trempe de ces insoumis totaux basés sur les valeurs de la doctrine chrétienne. Influencé par la lecture de Léon Tolstoï ainsi que de celle de l’Évangile, Gaston Rolland croyait plutôt à l’humanité qu’à la patrie. Il affirmait : « Je me fais un devoir de ne pas prendre les armes contre mes semblables. ». Gaston Rolland fut condamné à 15 ans de travaux forcés. Han Ryner écrivit une brochure intitulée : « Une conscience pendant la guerre : l’affaire Gaston Rolland ». Il bénéficia de la grâce amnistiante après le conflit mais sa santé était hélas détruite après les terribles conditions de détention.
Intéressons-nous à présent au cas du peintre Loutreuil. Bien qu’exempté de tout service militaire avant la déclaration de guerre, Maurice Loutreuil est déclaré apte au combat par le conseil de révision de Paris dès le début de la Première Guerre mondiale. Insoumis, il quitte la France pour l’Italie en 1915 où il travaille avec la conviction que son devoir est dans la peinture et non dans la guerre : « J’aime mon pays en le servant à ma façon ». Il arrive à Naples fin janvier 1916. Il est dénoncé comme déserteur et espion. Il est arrêté, expulsé d’Italie et livré à la police française. « Que ferez-vous, lui demande le médecin chargé de l’examiner, si le jour de votre comparution on vous met dans l’obligation de choisir entre la mort et votre doctrine ? ». « Je choisirai la mort », répond le peintre Loutreuil. Le médecin, voulant le sauver, le fit passer pour fou.
D’autre exemples seraient à citer comme celui de ce berger, Marius, qui continue à garder ses moutons et déclaré « innocent », ne fut pas inquiété. Il y a aussi le cas d’un certain personnage nommé « Roux le Bandit », un montagnard cévenol de souche protestante, qui opposait à l’ordre de tuer le commandement divin « Tu ne tueras pas ». Il vécut toute la guerre dans la montagne. Après la guerre, il fut arrêté, jugé et condamné. Histoire à peu près similaire de ces deux frères du nom de Berthalon. Montagnards chrétiens et d’origine protestante d’un village du Queyras, ils avaient refusé en 1914 d’obéir aux ordres militaires. Ils se réfugièrent dans la montagne et y vécurent seuls pendant 10 ans. En 1926, au tribunal militaire de Lyon, ils furent condamnés à 2 ans de prison avec sursis.
L’exemple d’Émile Guitton semble particulièrement intéressant. Ingénieur agricole et profondément chrétien, il ne voulut pas transgresser le commandement de Dieu. À la mobilisation, il confirmera son refus de faire un usage meurtrier des armes. Il faillit être fusillé mais, au dernier moment, les autorités militaires se contentèrent de le casser de son grade de sergent et de le verser dans le service sanitaire. Il servit jusqu’à la fin de la guerre comme brancardier avec tous les dangers que ce rôle pouvait comporter en première ligne. Son frère, le pasteur Jules Guitton, après quelques mois au front, se persuada qu’il ne devait plus porter les armes et il informa officiellement ses chefs. Inculpé du refus d’obéissance, il était menacé du peloton d’exécution. Mais sous le coup d’une commotion cérébrale provoquée par un obus qui, en éclatant, l’avait enseveli, il perdit pour un temps son équilibre mental. C’est à la suite de cet événement traumatique que Jules Guitton échappa à sa condamnation.
Un autre exemple peu connu : Marcel Guezennec. Arrivé sur le front, il ne peut se résoudre à tirer. Finalement, il abandonne la ligne de front et retourne chez lui. Arrêté, il est condamné à 2 ans de travaux publics : « Je reconnais avoir été complice de la guerre, dit-il à ses juges, jusqu’au jour où j’eus la fermeté de me ressaisir en désertant. »
Tous ces cas mentionnés et sûrement pas exhaustifs montrent combien différèrent les motifs et les attitudes de refuser la guerre mais prouvent qu’il existe de tout temps, même dans les moments les plus terribles, des personnes qui ne peuvent se soumettre à une raison d’État.
Maurice Balmet