Armes non létales : une nouvelle course aux armements

Ces armes, conçues pour que la cible ne soit ni tuée ni bles­sée lourdement, ont une origi­ne civile. Elles sont principalement utilisées pour le maintien de l’ordre, la dispersion d’émeu­tes et l’autodéfense. Ainsi le Flash-Ball LSBD, apparu vers 1990, et le Taser X26, pistolet à impulsion électrique testé en 2004, font partie de la pa­noplie des armes non létales (ANL).
Le Taser est classé par le règlement européen no 1236/2005 parmi les armes susceptibles d’être utilisées pour in­fliger la torture. D’après Am­nesty international, son utilisation peut avoir des consé­quences mortelles. En janvier 2017, soit six ans après les faits, était jugée à Marseille la première affaire de bavure policière mortelle par tir de Flash-Ball.
Bien que cela ne soit qu’un des nombreux témoi­gnages ayant démontré la dange­rosité de ces nouveaux jouets offerts aux forces de l’ordre, non seulement leur utilisation n’est pas remise en cause, mais d’autres ANL plus sophistiquées sont actuellement à l’étude.
Le bâton du policier, mê­me s’il a toujours des adeptes, va progressivement être relé­gué au musée, aux côtés du gourdin de l’homme de Cro-Magnon !

Panoplie des « armes propres »
- Le T-rad est un système vidéo couplé à un scanner char­gé de surveiller une zone. Si un intrus est repéré, après sommation, l’appareil enverra une décharge Taser.
- La Quadri, invention française (cocorico), est un mini-hélicoptère pouvant tirer des cartouches incapacitantes. Il permet au policier de surveiller une zone depuis un poste de commandement, sans avoir à être sur le terrain.
- Le V-MADS est un ca­non à micro-ondes (95 GHz) monté sur un véhicule dont le faisceau, portant jusqu’à 500 mètres, entraîne des effets com­parables à ceux que subit un steak décongelé au four à micro-ondes en pénétrant la peau jusqu’à 1 mm de profondeur avec une chaleur de 55 °C.
- I-Robot est un petit robot monté sur chenilles pour surveiller une zone. Dans sa version française (re-cocorico), l’engin est doté d’un I-Pistol, utilisant des munitions de calibre 12 appelées TAD.
- Et que dire des armes psychotroniques, étudiées et expérimentées depuis 1990. Prévues pour transmettre un champ d’énergie destructeur pour les équipements électroniques, elles peuvent éga­lement être utilisées en direction de personnes ; elles sont alors capables d’influencer le système nerveux avec des rayons non ionisants en provoquant des effets tant physio­logiques que biologiques et neurologiques (nausées, vertiges, désorientation et autres séquelles plus graves).
L’utilisation de la majorité de ces armes ne nécessite pas la présence du policier sur le terrain. Flic ou militaire, voilà deux métiers en pleine mutation et qui vont s’avérer être de moins en moins dange­reux, en tout cas comportant moins de risques que le travail­leur lambda ou le civil manifestant dans la rue pour ses droits !
Apparu aux États-Unis, le processus de légitimation des armes non létales (ANL) date de la période 1960-1970, marquée par l’émergence des masses contestataires et des mouvements de défense des droits civiques. La théorie de la non-létalité a pris également une place centrale dans la réflexion militaire sur les « conflits asymétriques » (guerres d’indépendance, guérillas) et la guerre urbaine ; pour exemple, 2006 a vu la première expérience importante menée par les États-Unis en Irak, dans le contexte de gestion post-conflit. La guerre des Balkans n’était pas en reste pour tester l’utilisation d’armes non létales.

Éviter la mort ?
Le concept de non-létalité postule qu’un armement spécifique éviterait la mort. Nul doute que cette « sauvegarde de la vie » a à voir avec la pensée judéo-chrétienne : il s’agit d’affirmer au nom de la mo­rale chrétienne et de l’éthi­que libérale, une nouvelle lo­gique du pouvoir plus confor­me à notre société moderne.
Face à la violence, militaire ou sociale, portée par le capitalisme, s’agit-il de laisser croire à une sorte d’« humanisation de la violence », une « humanisation du pouvoir capitaliste » ?
De la même manière que parler de guerre humanitaire permet de légi­timer la guerre, la non-létalité permet de lé­gitimer le contrôle des masses, au nom de la nécessaire dé­fense de la société contre l’ennemi (de l’intérieur en particulier).
En d’autres termes, le concept d’arme non létale s’ins­crit dans le remplacement du « pouvoir lié à la mort » dans une société disciplinaire au profit d’un « pouvoir diffus et massifiant » dans une société de contrôle.
In fine, l’objectif est bien de contrôler les corps et les esprits, cela s’avérant plus rentable que de donner la mort ! On accepte bien d’être vidéo-surveillés et fliqués par nos portables et ordinateurs !

Civil = militaire
Il n’y a pas, à propos des armes non létales, de séparation conceptuelle entre dé­veloppement civil et militaire, les programmes s’interpé­nè­trent et se complètent.
Initialement, les études émanant du monde civil mi­rent l’accent sur le potentiel d’extension du contrôle so­cial qu’offrait le non-létal. Mais cette thématique civile du « contrôle des foules » va imprégner rapidement le monde militaire, répondant à ses besoins de « maintien de la paix », de gestion post-conflit, de situations mondiales nouvelles où combattants et civils sont de plus en plus entre­mêlés, en particulier dans les combats en zones urbaines.
Des recherches dans les domaines de « l’énergie diri­gée », par exemple, laissent entrevoir pour la première fois des applications industrielles. Ainsi, sont en passe d’être développées des armes tous azimuts, ayant pour objectif une paralysie globale de l’ennemi (militaire ou civil), grâce à toute la panoplie des lasers, ondes acoustiques, électroma­gnétiques, super-causti­ques, etc.
Selon les militaires : « Le contrôle des foules dans la conduite des missions de la paix et d’assistance humanitaire est devenu pour l’armée une tâche aussi courante que la destruction des blindés ou de l’artillerie ennemis en temps de guerre. » Concept for Non-Lethal, United States Army, décembre 1996.1
Encore plus clair : « Si les forces américaines sont ca­pa­bles, à travers l’électroni­que, l’électromagnétique, l’éner­gie dirigée, de neutraliser ou d’asphyxier les forces ennemies sans les détruire ou les tuer, la conduite des opérations militaires en serait révolutionnée. Le calcul global des coûts, des bénéfices et des risques changerait alors et pour les États-Unis et pour leurs adversaires ». The Military Technical Revolution.1
Ceux qui pensaient que le non-létal avait avant tout une fonction humanitaire doivent revoir leur copie car, dans un système libéral, il y a d’abord et surtout des impératifs éco­nomiques : si ne pas tuer tout en contrôlant le corps et l’es­prit coûte moins cher, pour­quoi se priver de faire des économies, donc plus de bé­néfices ?
Même l’Otan, dont la politique en matière d’ANL est calquée sur la politique américaine, ne peut ignorer l’ambiguïté dans la distinction entre létal et non létal : « Les armes non létales n’offrent pas nécessairement une pro­babilité nulle de provoquer des pertes en vies humaines ou des lésions permanentes. » Politique de l’Otan sur les armes non létales, octobre 1999.
Point de fausse naïveté, tout est affaire d’adaptation et de graduation dans l’utilisation des ANL, les militaires américains, européens, n’ayant jamais nourri l’illusion d’une « guerre sans morts » ou d’une « létalité zéro ». In fine, l’inno­cuité du non-létal paraît quel­que peu artificielle et conduit à préférer les « armes à létalité réduite », terme moins contrai­gnant sur le plan éthique, qui permet de mé­nager une mar­ge d’appréciation et d’erreurs juridiques.
Pendant que politiques et juristes réfléchissent aux meil­leures définitions, les scientifiques dans les milieux militaires et civils sont à la pointe des recherches en matière d’armes à « énergie dirigée », lasers tactiques de haute puissance, canons à ondes millimétriques de basse puissan­ce et autres mousses para­lysantes, armes hyper-caustiques, armes chimiques incapacitantes, etc.

Big Brother
En liant maintien de l’ordre et celui de la paix, le non-létal apparaît bien comme un nouveau concept stratégique che­vauchant la frontière entre civil et militaire, au niveau lo­cal, national et internatio­nal. Il y a là une stratégie glo­bale consistant à optimiser les tech­niques de régulation et de con­trôle, étatiques, para­étatiques et privées, destinées à gérer la vie dans sa dimension éco­nomique et sécuritaire.
Avec les armes non léta­les, c’est l’ère de « Big Bro­ther » ! En tout cas, il y a de quoi s’inquiéter de ces politiques militaires de la « technologie du corps », de ses mythes stra­tégico-scientifiques tels que « neutraliser sans détruire », « vaincre sans tuer », etc.
À la « destruction » de l’en­­nemi comme principe de la guerre, nos penseurs moder­nes substituent sa « para­ly­sie » ; l’impératif de « contrôle du milieu » supplante celui de la « conquête de territoire » et conduit inévitablement à une « policiarisation » de l’action militaire ou, in­versement, à une militarisation de l’action policière. Cette réalité est déjà à l’œuvre depuis une quinzaine d’années sur divers lieux de conflits urbains : Pa­lestine, Liban, Somalie, Côte d’Ivoire, Irak, Afgha­nistan, etc. Autant de terrains où se confondent les distinctions entre militaire et civil, combattants et non-combattants, militaires et para­militaires de sociétés privées.
Dans le même temps où, au nom du choix de la non-létalité, les politiques propagent la « guerre juste », discriminant combattants et non-combattants, ils développent la notion juridique de « lé­gitime défense », justifiant l’extension policière du champ de la coercition militaire aux po­pulations non directement com­battantes. L’Irak reste l’exem­ple type d’une région où la frontière conceptuelle entre combattants et non-combattants tend à dispa­raître.
Du létal au non-létal permet de graduer la réponse selon le contexte, d’où la création d’un système combinant et modulant fonctions létales et non létales, désignées sous le terme d’armement « rhéostatique ».
Létal ou non-létal, il s’agit toujours et encore de guerres menées par le capitalisme ! La distinction symbolique en­tre « sécurité extérieure » et « sécurité intérieure » se trouve de fait abolie. Parce qu’il fusionne en une seule pratique sécuritaire, les aspects policiers et militaires du contrôle du corps et des populations, le concept d’ANL, cher­che à légitimer « contrôle des foules » et « maintien de l’ordre » dans une « maîtrise de la violence ».

Quel ordre maintenir ?
Face aux volontés d’éman­cipation de millions de fem­mes et d’hommes qui refusent la barbarie capitaliste, face à la criminalisation du mouvement social et à la répression des luttes sociales, le marché des armes non létales est co­lossal. L’utilisation de gaz, de produits chimiques, d’ondes électriques et autres jouets incapacitants ne vont pas tarder à tempérer l’ardeur des manifestants !
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » ; cette affirmation de Jean Jaurès est plus que jamais d’actualité. Le capitalisme a toujours besoin de la guerre, létale ou non létale, pour survivre à ses propres crises.
De la même manière que tous les pacifistes refusent la course aux armements traditionnels, aujourd’hui, il est im­possible de ne pas dénoncer une énorme imposture politique. L’affirmation d’une éthique libérale tend à faire croire en une possible « hu­manisation de la violence » alors qu’il s’agit à terme de contrôler le vivant dans toute sa globalité sur la planète.
Avec des armes non lé­tales, nos « démocraties » ga­gnent sur deux tableaux :
– à l’intérieur, elles vont pouvoir éliminer toute velléité de contestation avec toute l’éthique et jurisprudence nécessaires ;
– à l’extérieur le seuil du « politiquement acceptable » dans l’intervention dans un pays tiers va s’abaisser consi­dérablement.
« Dans la discrétion des laboratoires, la recherche mili­taire continue et progresse, souvent dans des directions qui laissent présager pour les générations futures des défis autrement plus complexes que ceux posés par les armements actuels. » Luc Mam­paey.2
La science-fiction c’était hier, Welcome Big Brother au pays de Globalia !

Michel Di Nocera