Guerre au Mali : la « malédiction » du pétrole

En janvier 2021, après huit ans de guerre dans le nord Mali, l’armée française compte ses morts par dizaines, les Maliens, eux, les comptent par milliers. Le chef de guerre français Emmanuel Macron s’obstine à poursuivre l’opération Barkhane qui n’a toujours pas réussi à vaincre le terrorisme et à rétablir la paix au Sahel. Mais est-ce vraiment le but de l’intervention mili­taire de la France ?
La lecture de la presse et du livre d’Alain Deneault De quoi Total est-elle la somme ? nous incite à poser la question : quel rôle le pétrole joue-t-il dans cette guerre ?

Depuis la fondation de la Com­pagnie française des pétroles (ancêtre de Total), en 1924, pen­dant la période coloniale, la fir­me pétrolière n’a cessé de qua­driller la planète et de conqué­rir des territoires à la faveur d’interventions militaires. Dans un livre très documenté de 500 pages, Alain Deneault, docteur en phi­losophie de l’université Paris VIII raconte, preuves à l’appui, com­ment Total, « autorité souveraine, capable de rivaliser avec des États et de générer un nouveau rapport à la loi », s’est imposé en appliquant les actions sui­vantes : « comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conqué­rir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir et régir ».
En 1962, à la fin de la guer­re d’Algérie, Charles de Gaulle déclare : « Notre ligne de conduite, c’est celle qui assure la sauvegarde de nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous découvrirons. » C’est le prélude de la Françafrique qui voulait se maintenir au Sahara après les Accords d’Évian pour continuer à exploiter le pétro­le et le gaz.
Avec l’appui du ministre des Armées et l’intervention des ser­vices secrets, le Gabon de­vien­dra, ensuite, « un pétro-État dont le parti est contrôlé par un groupe occulte de Français liés à Elf (entreprise héritière de la Compagnie française des pé­troles) et commandé par l’Ély­sée. »
L’armée française interviendra, en 1992, pour mater une révolte contre les installations d’Elf, à Pointe-Noire.
En 1997, c’est encore la com­pagnie Elf qui est mêlée à une violente guerre civile au Congo Brazzaville. « Des armes ont été livrées. Des hommes sont morts. Et tous les mois, lorsque leur pétrole est vendu, les Congo­lais voient une partie de leur argent aller directement chez Elf pour rembourser les armes. » La Fédération des Congolais de la diaspora parle de « guerre Elf » tant le pétrole français est impliqué à fond dans ce conflit à travers Sassou Nguesso, son homme-lige au Congo. Un dé­puté socialiste français synthétisera la situation par cette déclaration célèbre : « Chaque balle a été payée par Elf. »
Total, est l’une des premiè­res compagnies à investir en Afrique du Sud, en 1954, dans un État qui prône la ségrégation raciale.
Au Nigeria, en Rhodésie, en Angola, en Libye, en Birmanie, où Total est accusé de « complicité d’assassinats et de travail forcé », en 2010, par l’ONG Earth Right Internatio­nal, par­tout la politique d’extension de la compagnie pé­trolière profitera des guerres et de l’intervention des armées.
Dernier en date, le Liban, où Total commence, en 2020, l’exploration de pétrole offshore en Méditerranée dans une zone disputée par Israël, toujours en guerre avec le Liban.

Total au Mali

Alain Deneault écrit : « C’est une Françafrique intégrée à la mondialisation, dans laquelle Total évolue, qui a sévi au dé­but de la décennie 2010 au Mali. Notamment, en fonction de la présence de pétrole dans le nord du pays, peut-on supposer, le président Hollande a décidé, en 2013, d’y lancer l’opé­ration militaire Serval. S’il s’est officiellement agi, en quelques semaines de l’hiver 2013, de chasser les terroristes islamistes et d’installer près de 5 000 mili­taires pour sécuriser la région, les visées d’exploration de To­tal y sont potentiellement liées : la firme s’intéresse au bassin de Taoudéni, large de 1,5 million de kilomètres carrés et situé dans cette partie du Sahel. Il est question d’une importante source de pétrole. Le gisement se trouve aux confins du Mali, de l’Algérie et de la Maurita­nie. Total a déjà obtenu des permis d’exploration de la part des autorités mauritaniennes et ferait partie des entreprises qui cherchent à se positionner dans la région. La lutte contre le terrorisme comporte l’avantage de “dépolitiser le débat” autour de l’action militaire, comme l’écrit Christophe Bois­bouvier de Radio France Inter­nationale. (RFI) »
La journaliste Elisabeth Studer écrit, dès le 21 janvier 2012, dans Leblogfinance : « Total : nouveaux permis d’ex­ploration dans un Sahel pro­metteur… agité par Aqmi et Touaregs. » Elle ajoute, le 11 juil­let 2013 : « Et l’on tenterait encore de nous faire croire que la situation au Mali n’est pas liée au pétrole ? Nous avons alerté ici même, avant même le début du conflit malien, que le Sahel et ses richesses pétrolières et gazières pouvaient conduire la région au chaos, dans le cadre d’une nouvelle malédiction du pé­trole – malédiction que certaines puissances mondiales auraient intérêt à développer, histoire de s’approprier les ressources locales ou au “mieux” éviter qu’elles ne tombent aux mains de leurs concurrents – l’actualité semble nous donner raison. »
On peut lire dans le journal algérien El Watan, en 2013 : « La proximité du Mali par rapport au Niger (quatrième producteur mondial d’uranium), son ap­partenance à la région du Sahel considérée par les ex­perts comme “espace char­niè­re pour le transport du pé­trole et du gaz” et plus glo­balement au continent afri­cain, théâtre de luttes d’influen­ce entre les puissances éco­nomiques mondiales, sont au­tant de facteurs pouvant expliquer l’intervention française au Mali. »

Du pétrole et des armes

Le 12 avril 2015, deux ans après le début de la guerre, sous le titre : « Le Mali voit sa dette annulée par la France : contrats pétroliers et achats d’armement en retour ? », la journaliste Elisabeth Studer écrit : « Le ministre français des Fi­nan­ces, Michel Sapin, vient d’infor­mer officiellement le pré­sident malien Ibrahim Bou­ba­car Keïta de l’annulation de la dette du Mali se chiffrant à 43 milliards de francs CFA, soit 65 millions d’euros. « La France apporte son soutien au Mali pour lui permettre de lutter contre le terro­risme » et lui offrir la possibilité de s’équiper auprès des fleurons industriels français DCNS, Tha­lès, Airbus, MBDA (missiles), LH Aviation (drones) »
Elle précise, le 18 août 2015, dans un article intitulé « Mali : la stratégie du chaos pour la mainmise sur l’uranium, le gaz et le pétrole ? », « À l’occasion d’un de ses nombreux dépla­cements au Mali, Kadhafi avait ainsi déclaré : “Le nord du Mali est très riche en res­sources minières. Si vous ne prenez garde, un jour les Occi­dentaux vont venir s’instal­ler définitivement pour exploiter vos richesses.” »
Dans le documentaire de Bob Coen et Eric Nadler « Guer­re de l’ombre au Sahel », diffusé sur Arte le 27 janvier 2015, on apprend que le New York Times avait indiqué, en 2013, que « trois des quatre unités d’élite maliennes à commandement touareg formées par les États-Unis dans les années 2000 étaient passées dans le camp des rebelles lors du con­flit… Pas étonnant, donc, que l’armée française trouve les rebelles fort bien entraînés, ti­rant ainsi – sans le vouloir ou dans un message de “reconnaissance” à peine voilée ? – un formidable coup de chapeau aux instructeurs américains. »
En 2020, Radio France In­ternationale signale les criti­ques des Maliens contre la présence militaire française : « Parmi les charges les plus vi­ru­lentes sur les réseaux sociaux, le message posté sur la page Facebook du Groupe des patriotes du Mali, qui appelle à manifester ce vendredi 10 jan­vier 2020, avec cette ima­ge éloquente : sous les poings levés aux couleurs du drapeau du Mali, vert-jaune-rouge, une tête de mort bleu-blanc-rouge marquée du slogan “Mort à la France”. D’autres sites relaient l’appel à la mobilisation, ac­cusant la France de vouloir faire main basse sur les res­sour­ces du sous-sol malien, citant pêle-mêle, pétrole, gaz, ura­nium et or. Pour le collectif Yerewolo, qui tente d’attiser le sentiment antifrançais, derrière l’assistance militaire se cachent des intérêts géoéco­nomiques. »

L’armée française en échec

Le journal satirique malien Canard déchaîné rapporte : « Pour Iyad Ag Ghali (chef de guerre touareg), la présence française, au nord du Mali, s’explique par sa volonté de faire main basse sur ses énor­mes ressources naturelles : pé­trole, gaz naturel, uranium, bauxite, manganèse, or, eau naturelle, fer… » Pour le chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), l’argument selon lequel, l’armée française est présente au Mali dans le cadre de la lutte contre le terrorisme est un faux prétexte. C’est pourquoi, dit-il, il réclame « le départ pur et simple de la force Barkhane du Mali ».
Acclamée, en 2013, par une majorité de Maliens, l’armée française est aujourd’hui reje­tée par une grande partie de la population. Le Canard déchaîné, ajoute, le 6 novembre 2020 : « Les populations de Kidal sont descendues dans la rue, jeudi 29 octobre, tôt le matin, pour condamner les propos du président français à l’égard de l’islam, avant d’incendier le drapeau français de­vant une foule en colère. Les Kidalois en ont profité pour réclamer le départ pur et simple de la France du Mali et de son armée, dite “d’occupation” aux cris de “France dégage ! Barkhane dégage ! Vive le Mali, un et indivisible !” »
Après le coup d’État perpétré par les militaires maliens, le 18 août 2020, le colonel Bah N’Daw a pris le pouvoir. Il veut négocier avec les djihadistes pour sortir d’une guerre qui n’en finit pas. « Avec les terro­ristes, on ne discute pas. On combat », a sèchement résu­mé Emmanuel Macron dans une longue interview donnée, fin novembre 2020, à Jeune Afrique. Pourtant l’ancien pré­sident Ibrahim Boubacar Keïta a déjà dit, en 2019 : « Parce que le nombre de morts au­jourd’hui au Sahel devient exponentiel, je crois qu’il est temps que certaines voies soient explorées. »
En 2020, le rapport d’une enquête de la Commission internationale de l’ONU sur les crimes de guerre de la pério­de 2012-2018 a été remise au secrétariat de l’ONU : le rapport détaille chronologiquement quelque 140 cas où des crimes ont été commis, emblé­matiques d’exactions qui ont fait, au total, des milliers de victimes (morts, blessés, torturés, déplacés…).
Entre le 1er avril et le 30 juin 2020, la division des droits de l’homme et de la protection (DDHP) de la MinusmaI a docu­menté 632 cas de meurtres, exécutions sommaires, enlève­ments, viols, atteintes à l’intégrité physique, intimidations et menaces. Pendant cette période, 323 personnes, dont 23 enfants et 11 femmes, ont été tuées. Sur les 632 abus relevés, 126 sont imputés aux forces armées maliennes, dont 94 exécutions sommaires et arbitraires… De plus, 63 at­taques de villages ont été re­censées, menées par des mili­ces d’autodéfense peules, dogons ou bambaras, ayant provoqué la mort de 172 personnes. Entre janvier 2019 et juin 2020, « 1 400 » civils ont été tués dans ces violences communautaires.
En janvier 2013, au début de l’opération Serval, Amina­ta Traoré, chercheuse en scien­ces sociales et ancienne mi­nistre de la Culture du Mali, rappelait « qu’il n’y a pas de solution militaire à une insurrec­tion dont les causes profondes sont économiques, politiques, sociales et écologiques ». En janvier 2021, après la lecture d’articles de journalistes cou­rageux, qui ont enquêté sur les agissements des hommes ar­més, et de livres de chercheurs sérieux, comme Alain Deneault, qui ont étudié les projets de la compagnie pétrolière Total, nous avons la confirmation que l’objectif des opérations Serval et Barkhane n’est pas le retour de la paix au Sahel, mais la préservation des inté­rêts des sociétés multinationa­les. Dans quelques années, des historiens trouveront les preuves que la défense des intérêts économiques est pas­sée avant la protection des populations, dans la guerre au Mali. Ils pourront alors comp­ter les morts inutiles, civils et militaires.

Bernard Baissat