En 1960, pendant la guerre coloniale, le peuple algérien se soulève sans violence et met en échec l’armée française.
C’est le sujet du livre d’histoire de Mathieu Rigouste "Un seul héros le peuple".
Soixante ans après la fin de la guerre, en 2017, le peuple algérien se révolte à nouveau pacifiquement contre le régime militaire de son pays pour imposer un changement de gouvernement. Le Hirak atteindra-t-il son but ?
Ce slogan a été inscrit sur les murs de plusieurs villes algériennes, quand des révoltes populaires et pacifiques ont fait reculer l’armée coloniale française pour obtenir l’indépendance du pays. Mathieu Rigouste, chercheur indépendant en sciences sociales, sous-titre son livre : « La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960 ». Il explique comment, trois ans après la « bataille d’Alger » au cours de laquelle l’armée française pensait avoir vaincu le Front de libération nationale (FLN), le peuple algérien s’est insurgé sans armes. Il a réussi à provoquer un Diên-Biên-Phu politique.
« En décembre 1960, alors que le général de Gaulle vient promouvoir en Algérie son programme néocolonial de “troisième voie” et que l’extrême droite coloniale prépare un coup d’État militaire dans la plupart des grandes villes, les “colonisés” se soulèvent.
Le 11 décembre a été retenu comme paroxysme, mais le mouvement dure plusieurs semaines et s’étend à tout le pays… Formées de misérables, d’ouvriers, de personnes âgées, de maquisards blessés, de prisonniers à peine libérés, mais aussi de nombreuses femmes, adolescents et même enfants, ces manifestations incarnent le surgissement du “peuple algérien” depuis les brèches de l’ordre colonial jusque sur la scène politique internationale. »
En 1960, l’armée coloniale française se croit victorieuse contre les combattants du FLN : après le débarquement, en 1956, d’un contingent de 400 000 soldats, « la bataille d’Alger », en 1957, l’usage systématique de la torture, le renforcement du potentiel militaire (voulu par le général de Gaulle en 1958), suivi, en février 1960, de l’opération « Gerboise bleue » (première explosion de la bombe A à Reggane, au Sahara) et l’entrée de la France dans le cercle des puissances nucléaires…
Le 4 novembre 1960, l’État français annonce un référendum sur l’autodétermination de l’Algérie ; le 9 novembre, « la Caravelle qui transporte le général de Gaulle atterrit sur la base de Zenata, près de Tlemcen ». Un hélicoptère le conduit à Aïn-Temouchent. Les slogans « Algérie française ! » fusent dès l’apparition du chef de l’État. Lorsque De Gaulle sort de la DS, devant la mairie, la population européenne hurle, furieuse : « À bas de Gaulle ! Algérie française ! »
La veille de son arrivée, une douzaine d’élèves du collège Pierre-Brossolette s’étaient organisés pour remplacer le drapeau français par le drapeau algérien sur le commissariat. Le lendemain, quand l’hélicoptère est arrivé, ils se sont mêlés aux ouvriers musulmans amenés par les colons pour crier « À bas de Gaulle ! » et ils ont réussi, par la ruse, à faire brandir une banderole : « Vive de Gaulle, vive l’Algérie ! » Ils déclenchent alors une bagarre générale entre musulmans et ultras.
Les jeunes Algériens en première ligne
De Gaulle évite les grandes villes pendant son déplacement en Algérie. Il se rend à Cherchell, Tizi-Ouzou, Biskra, et, le 12 décembre 1960, sur la base militaire de Bône, d’où il décide de regagner Paris. Il a échappé à plusieurs tentatives d’attentats. Pendant tout son séjour, s’étendent les manifestations populaires à l’initiative des jeunes.
À Tlemcen, des lycéens ont préparé des cartons : « Vive Ferhat Abbas », « Vive Massali Hadj », « Vive l’Algérie indépendante ». Selon Mathieu Rigouste : « Vers 11 heures, ils entonnent “Min Djibalina”, l’hymne des maquis. Ils sont attaqués par de jeunes ultras. S’ensuit une bataille rangée. Le chef d’établissement fait intervenir la police. Quelques meneurs sont arrêtés, notamment des internes de terminale. »
À Oran, une bande de jeunes fait mouvement vers le quartier de Saint-Michel, « drapés d’un emblème vert et blanc, frappé d’un croissant et de l’étoile rouge. Les manifestants algériens lancent des slogans hostiles aux Harkis qui barrent les rues. Un témoin raconte : “Des youyous fusaient de partout. La foule grossissait à vue d’œil sur la place, où un gigantesque rassemblement s’est constitué autour de l’emblème national étalé au grand jour et à la face de l’impérialisme”. »
Rigouste : « Des militaires en civil enlèvent près de trois cent jeunes et les embarquent dans des véhicules banalisés vers des casernes ou des fermes, où la torture et les exécutions sommaires sont instituées depuis longtemps… La répression fait de nombreux morts, la plupart ont moins de 20 ans. »
À Alger, « des jeunes filles et des femmes prennent la tête du cortège. Elles lancent des youyous, tandis que la foule martèle : Algérie musulmane ! Abbas au pouvoir ! Libérez Ben Bella ! »
Pour la seule journée du 11 décembre 1960, l’État français reconnaît officiellement 61 morts et des centaines de blessés.
L’écrivain Mouloud Feraoun : « Les Arabes ont fichu un sacré coup à deux années laborieuses et tenaces de pseudo-pacification. »
Les soulèvements de décembre 1960 constituent pour Hartmut Elsenhans, historien, « le véritable Diên Biên Phu de l’armée française dans la guerre d’Algérie ». Rigouste ajoute : « L’armée française, dotée des pouvoirs de police, n’est parvenue ni à éradiquer ni à soumettre la rébellion des colonisés… Le général de Gaulle comprend qu’il ne pourra installer son programme néocolonial de “troisième voie”. Considérant le FLN vaincu sur le plan militaire, le président français, chef des armées, en tire une conclusion principale : “Il est temps d’en finir.” Les Accords d’Évian sont signés le 18 mars 1962. »
Renaissance de la révolte populaire
Les soulèvements pacifiques de décembre 1960 sont largement ignorés. « En Algérie, jusqu’à leur retour dans la culture populaire, au long du soulèvement du 22 février 2019, les générations nées après l’indépendance n’en connaissaient souvent que les commémorations officielles, dont elles se méfient. » Selon Daho Djerbal : « Tout est fait dans les manuels scolaires, comme dans les publications soutenues par le pouvoir gouvernemental, pour désamorcer le caractère révolutionnaire des manifestations de décembre 1960. »
Pourtant, Rigouste relève : « Depuis l’indépendance, des manifestations populaires ont continué à rythmer le mouvement social algérien. La rue est restée un lieu principal de mise en scène et de déploiement coercitif du pouvoir, mais aussi d’incarnation pour la figure du peuple. »
Avril 1980, c’est le « printemps berbère » ; octobre 1988, les jeunes des quartiers populaires dénoncent la misère et la dictature ; janvier 1992, des féministes algériennes manifestent contre le Front islamique du salut (FIS) ; 2001, jaillit le « printemps noir » de Kabylie ; 2011, des luttes sociales contre les emplois précaires ; février 2019, surgissent les grandes manifestations contre le cinquième mandat de Bouteflika ; au printemps 2019, les femmes s’emparent de la rue. « Elles ne sont pas là pour faire leurs courses, aller au travail, ou chercher les enfants, mais pour marcher, crier, chanter, danser et rire. Pour dire qu’elles en ont assez ! » (Malika Rahal, historienne)
En 2019, lycéens et étudiants manifestent encore très nombreux chaque semaine, pacifiques et bien organisées au Hirak. Reprenant des symboles de la lutte pour l’indépendance, ils réclament une nouvelle naissance du peuple. Encore traumatisés par les violences de la guerre coloniale et de la guerre civile des années noires, les Algériens font tout pour éviter la violence.
En 2021, difficile de parler de victoire pour le Hirak. Pendant la pandémie, les mesures sécuritaires, décrétées par le gouvernement, ont permis de faire cesser les manifestations et d’arrêter toutes les personnes exprimant des opinions critiques ou dissidentes (contre le pouvoir politique ou l’armée). Tous ceux qui continuent de réclamer un changement politique profond et le démantèlement du « système » en place sont poursuivis. Akram Belkaïd, dans le Monde diplomatique : « En janvier 2020, le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) indiquait que plus de 1 300 personnes étaient concernées par des procédures judiciaires liées à leur engagement dans le Hirak. » En janvier 2021, des journalistes et de jeunes blogueurs ont été condamnés à de lourdes peines de prison.
Mais le mouvement populaire pourrait reprendre avec les slogans qui ont effrayé le pouvoir : « yetnahaw gaâ ! » (Qu’ils dégagent tous !), « maranach habssin, maranach » (On ne s’arrêtera pas, on ne se taira pas !) et « dawla madaniya machi askariya » (Un état civil et pas militaire !).
Bernard Baissat